« De toute façon, pour être libéré, il faut avoir été esclave. Et pour avoir été esclave, il faut n’avoir pas été sacrifié (seuls devenaient esclaves les prisonniers non sacrifiés).
Quelque chose de cette exemption sacrificielle, et quelque chose de la servilité consécutive, persiste dans l’homme « libéré », et tout particulièrement dans la servilité actuelle - non pas celle qui précède la libération, mais celle qui lui succède. La servilité de deuxième type : la servilité sans maître.
Dans la société antique, il y a le maître et l’esclave. Plus tard, le seigneur et le serf. Plus tard, le capitaliste et le salarié. À chacun de ces stades correspond une servitude déterminée : on sait qui est le maître, on sait qui est l’esclave.
Désormais tout est différent : le maître a disparu, il ne reste que les serfs et la servilité. Or qu’est-ce qu’un esclave sans maître ? C’est celui qui a dévoré son maître et l’a intériorisé, au point de devenir son propre maître. Il ne l’a pas tué pour devenir le maître (çà, c’est la Révolution), il l’a absorbé tout en restant esclave, et même plus esclave qu’esclave, plus serf que serf : serf de lui-même.
Stade ultime de sa servilité qui, de régression en régression, remonte jusqu’au sacrifice. Sinon que personne ne lui fait plus l’honneur de le sacrifier et qu’en désespoir de cause, c’est lui qui est forcé de se sacrifier à lui-même et à sa volonté propre. Notre société de services est une société de serfs, d’hommes servilisés à leur propre usage, asservis à leurs fonctions et à leurs performances - parfaitement émancipés, parfaitement serfs. »
Jean Baudrillard
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